La vision triangulaire du peintre Jacques Villon s’apparente à une vision prophétique. Tout s’y ramène, tout s’y résume en l’intuition des trois côtés d’une même réalité, insaisissable, car procédant de Dieu lui-même.
Cette architecture triangulaire nous invite à devenir des êtres de relation, à l’image du Père, du Fils et de l’Esprit. Cette communion trinitaire dépasse notre entendement car elle s’accomplit dans une dynamique d’amour réciproque, sans hiérarchie ni subordination. Plus concrètement, cette vision trouve son accomplissement dans les vitraux que Jacques Villon a réalisés pour la cathédrale de Metz en 1957, à l’âge de 82 ans. Installées dans la chapelle du Saint-Sacrement, ces verrières constituent sans doute l’œuvre la plus spirituelle de sa carrière. A travers un jeu subtil de formes triangulaires et de teintes dominées par le bleu, le jaune et le rouge, Villon compose une véritable architecture de lumière, laissant transparaître une théologie silencieuse.
Le Groupe de Puteaux : aux origines d’une géométrie spirituelle
Cette géométrie spirituelle, Jacques Villon, de son vrai nom Gaston Duchamp, l’avait déjà explorée bien avant, au sein du Groupe de Puteaux, également appelé Section d’Or, qu’il forma avec ses frères Marcel et Raymond Duchamp-Villon.

Dès 1911, dans leur maison perchée sur la colline de Puteaux, ils rassemblèrent poètes, peintres et mathématiciens, convaincus que l’art devait révéler un ordre supérieur, non en imitant le réel, mais en manifestant sa profondeur. Parallèlement, sur la colline de Montmartre, Picasso et Braque forgeaient un cubisme plus brut, inspiré des arts premiers. A Puteaux, en revanche, on parlait d’harmonie, de proportion, de spiritualité. Marcel Duchamp, surnommé le « mathématicien du cubisme », s’aventurait dans les dimensions invisibles de l’espace. Jacques, lui, transfigurait le visible pour mieux l’ouvrir à l’invisible. Dans ses vitraux messins, cette quête atteint sa pleine maturité. Par le biais des formes triangulées et des équilibres lumineux, Villon propose une iconographie nouvelle du divin. Non pas une figure imposée, mais une architecture spirituelle, une vision triangulaire, où chaque fragment de verre devient un fragment de révélation.
Une théologie de la lumière
Cette architecture n’obéit pas aux logiques humaines de pouvoir ou de domination. Elle exprime au contraire l’égalité parfaite des personnes divines, agissant dans la plus pure harmonie.
Le triangle, figure simple et parfaite, devient chez Villon un symbole discret mais puissant de la Trinité. Il structure l’espace, relie les formes, suggère l’unité dans la pluralité. Pourtant, chez lui, la géométrie n’est jamais rigide. Elle respire, elle s’anime d’une logique interne semblable à celle du vitrail, où la lumière circule librement entre lignes et couleurs, à l’image de la grâce qui circule entre les personnes divines.
Ainsi, sans jamais la représenter frontalement, Villon suggère la Trinité dans la structure même de ses vitraux : trois couleurs fondamentales, trois registres, trois dynamiques convergeant vers une source unique. Loin d’un simple ornement, ces vitraux deviennent une prière en verre. Ils révèlent une présence, celle d’un Dieu relationnel, qui se donne à voir dans l’ordre et la transparence, la forme et la lumière. Ils traduisent, en langage plastique, cette réalité trinitaire que Villon n’a cessé d’explorer, c’est-à-dire un Dieu qui ne s’impose pas, mais qui se propose, rayonnant à travers la structure du monde et la beauté de ses lois.
Le théologien Paul-Louis Rinuy éclaire cette dimension contemplative en affirmant :
« Le vitrail devient ici l’image même de la Révélation : une lumière qui passe à travers des formes rigoureuses pour rejoindre l’homme, sans jamais s’imposer, mais en éveillant en lui une réponse. »
Une œuvre d’effacement : de Villon à Simone Weil
Cette œuvre d’effacement révèle un chemin, celui du renoncement, du dépouillement de soi jusqu’à devenir rien. C’est dans cette nudité intérieure, cette condition humble, que Dieu peut s’inviter en nous. A l’instar de Simone Weil, dans La Pesanteur et la Grâce, Jacques Villon nous invite à accepter ce vide fécond, seul espace où la grâce divine peut advenir.
Fasciné par cette esthétique de l’effacement, on découvre dans ces vitraux une résonance spirituelle inattendue, en étroite affinité avec la pensée de Simone Weil. De cette rencontre entre art et mystique émerge un véritable parcours intérieur. Celui d’une quête du vide, non comme absence, mais comme espace d’accueil, condition essentielle de l’intimité avec Dieu.
A travers un essai intitulé Parcours spirituel à la lumière des vitraux de Jacques Villon, nous sommes invités à regarder autrement et à reconnaître dans les vitraux de Villon non seulement une audace artistique, mais une grâce silencieuse.
Dernier regard
En contemplant les vitraux de Jacques Villon, il ne s’agit pas de déchiffrer un message, mais de se laisser traverser. Comme la lumière filtre à travers le verre, la grâce passe à travers le regard. Le triangle, discret et insistant, nous rappelle que la relation est au cœur du divin avec un Dieu qui ne s’impose pas, mais qui se propose, dans la transparence de la beauté et le silence de l’évidence. Ainsi, Villon ne nous offre pas une œuvre à admirer, mais un espace à habiter, celui d’une rencontre, intime et lumineuse, où la géométrie devient prière, et la lumière, révélation.