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Une bouteille à la guerre : l’exceptionnel destin d’une lettre allemande datant de 1916

Hasard, chance ou encore providence ? Appelons cela comme on voudra. Mais l’histoire, parfois, livre ses secrets en empruntant quelques chemins de traverse et l’historien est souvent surpris d’apprendre comment la chance peut, occasionnellement, lui venir en aide. Le présent article en étonnera certainement plus d’un. Il raconte l’extraordinaire découverte d’un message que six soldats allemands avaient laissé en 1916, dans une bouteille, sous les toits d’une ferme du Jarnisy. Trouvé totalement par hasard, cette lettre, un peu comparable aux bouteilles que les naufragés jettent à la mer, a connu une formidable destinée. Parce qu’elle livre un message de paix et de fraternité, elle continue de servir, aujourd’hui encore, à l’éducation des jeunes générations.

Histoire d’une découverte exceptionnelle

Une bouteille sous les toits

Tout commence en 1981. Monsieur Fernand Boulanger, propriétaire de la ferme de Fiquelmont à Thumeréville, décide d’effectuer des travaux sur la toiture d’un de ses bâtiments. En voulant remplacer une gouttière défectueuse, il abat un faux-plafond en plâtre et tombe, totalement par hasard, sur une petite bouteille poussiéreuse qui, à l’origine, devait certainement contenir du schnaps. Examinant le flacon, Monsieur Boulanger s’aperçoit qu’il contient un message roulé comme un papyrus et, accompagnant le morceau de papier, une balle de fusil !

Le bouchon de la bouteille saute facilement. Le fermier déroule le message. Il est écrit en allemand, dans un Spitzschrift qu’il ne parvient pas à déchiffrer. Seule la date, en haut de la lettre, est facilement lisible. Elle note, simplement : 17 Juli 1916.

L’affaire aurait pu en rester là. Mais une quinzaine d’années plus tard, elle rebondit à la faveur d’un ami de Monsieur Boulanger : le Colonel Marszalek. En octobre 1994, ce dernier accompagne James Day, ancien pilote britannique sur les lieux où son avion, le Lancaster, avait été abattu quelques cinquante ans auparavant. Au cours de ce qui pourrait s’apparenter à un pèlerinage militaire, le Colonel Marszalek et son ami échouent à la ferme de Fiquelmont. Invités par le couple Boulanger à partager le dîner, ils découvrent, au fil de la conversation, la bouteille et l’étrange message qu’elle contient. Instinctivement, le colonel pressent qu’il tient entre ses mains un document d’exception. Il fait part de la découverte à un autre des ses amis, le Capitaine Bonneau, qui lui confie partager à son tour « une certaine émotion quant à la lettre de ce soldat allemand, découverte fortuitement ».

Le début d’une longue enquête

Désireux d’en savoir plus sur cette lettre, le Colonel Marszalek et le Capitaine Bonneau vont d’abord chercher à décrypter le message. La chose est loin d’être aisée car l’écriture utilisée est particulièrement difficile à transcrire. En outre, le papier, s’il n’accuse aucun manque, a subi quelques altérations qui le rendent particulièrement fragile. A force de ténacité, le message apparaît alors dans toute sa véracité. Dans toute sa poésie et son émotion aussi. Car dans ces lignes griffonnées en Spitzschrift se trouvait caché un vibrant appel à la paix et à l’unité européenne.

Cosignée par six soldats ayant appartenu au 2nd Escadron du 2nd Régiment de Réserve de Hussards, la lettre fournit, en plus des noms, les lieux géographiques d’où ces soldats étaient originaires. Ainsi apprend-on que le Caporal Wahl était originaire de Leobschütz en Silésie, que Heinrich Peschel venait d’Elsterwerda en Saxe, que Willy Giessen avait grandi à Crefeld, que le Caporal Franz avait laissé les siens à Altenroda et que les hussards Krahner et Grünewald étaient respectivement originaires de Hambourg et de Münster en Westphalie.

En contactant chacun des villages mentionnés dans la lettre, le Colonel Marszalek parvient à retrouver les descendants de chacun des soldats signataires du message. Exception faite du Caporal Wahl, le Silésien, qui n’a peut-être pas eu de descendance. Emus de pouvoir retrouver une trace de leurs ancêtres, les descendants des soldats se sont très vite prêtés au jeu de l’enquête en apportant des documents et des précisions importantes sur leur séjour à Fiquelmont et les conditions dans lesquelles la lettre a pu être écrite. Ainsi, en 1997, le fils du hussard Krahner envoyait au Colonel Marszalek une photographie prise en 1916, à Fiquelmont. On y voit Krahner et Peschel, ce dernier étant formellement identifié par sa propre fille !

Un document dans son époque

Les auteurs de la lettre

Comme on a pu le constater, les auteurs de la lettre étaient au nombre de six. Six hommes âgés de trente à quarante ans, cantonnés à la ferme de Fiquelmont entre le 27 janvier 1915 et le mois de juillet 1916. Employés à différents travaux agricoles ou envoyés en reconnaissance sur le secteur d’Hennemont, quatre d’entre eux sont caporaux. Le fait qu’ils soient originaires de lieux géographiquement éloignés laisse à penser qu’ils appartenaient à différentes unités qui nous sont, hélas, impossible d’identifier formellement.  Les deux derniers signataires (Grünewald et Krahner) semblent appartenir au 2nd Escadron du 2nd Régiment de Réserve de Hussards. Une unité qui recrutait dans le Nord de l’Allemagne puisque les deux hommes venaient, comme on l’a noté, de Hambourg et de Münster.

Regroupés dans une ferme située aux confins de la Woëvre et du Pays Haut, dans ce Jarnisy alors situé entre front et frontière, les six soldats signataires de la lettre font connaissance et, malgré les accents et les origines sociales et géographiques différentes, finissent par nouer d’étroits liens d’amitié.

Un intérêt historique certain

Le message de Fiquelmont représente une mine de renseignements. L’historien de la Grande Guerre peut, à travers ce document, suivre une unité de cavalerie méconnue dans ses déplacements et ses affectations. Le document révèle également quelques aspects de la vie sur l’arrière-front allemand, en 1915-1916. Un arrière-front particulièrement profond (la ferme de Fiquelmont se situe à une trentaine de kilomètres à l’Est de Douaumont) et où la vie de soldat consistait moins à combattre qu’à organiser le ravitaillement, la maintenance et la logistique.

Derrière un style quelque peu lyrique, Karl Wahl nous donne des indications précieuses sur le tracé du front ainsi que sur la manière dont il était perçu et ressenti en 1916. Ainsi précise-t-il que son unité a été affectée, à l’été 1915, dans les tranchées qui couraient le long de la Rennesselle, petit ruisseau qui prend sa source près du Château d’Hannoncelles, contourne la Colline d’Hennemont par le Sud avant d’aller se jeter dans l’Orne, à Parfondrupt. La précision est intéressante car en juin 1915, ce secteur est redevenu relativement calme. Après l’attaque brusque lancée entre le 5 et le 14 avril par les troupes du Général Gérard autour de Pintheville et Maizeray, les efforts français vont surtout se porter sur la Crête des Eparges, ainsi que sur la tranchée de Calonne. En somme, Karl Wahl et ses camarades sont détachés, pendant trois mois, dans une zone où ils ne sont peut-être même pas appelés à combattre.

Outre les indications spatio-temporelles, la lettre renferme un intéressant point de vue sur la situation des populations occupées. Karl Wahl est conscient que « les souffrances que les populations occupées ont dû supporter sont très grandes ». La ferme de Fiquelmont appartenait déjà, en 1916, à la famille Boulanger. Cette dernière, bien sûr, n’a pas d’autre choix que de loger les Allemands et subir le règlement militaire. Un règlement qui pèse également sur les soldats et dont la lettre se fait écho.

Mais par-dessus tout, l’intérêt de la lettre réside dans son dernier paragraphe qui proclame que « c’est l’atrocité de ces combats insensés qui doit être transmise aux générations futures ». Et, plus loin, cette phrase poignante : « l’avenir d’un monde meilleur ne pourra se retrouver que dans une Europe unie, entre des peuples amis ». Ces phrases peuvent surprendre pour l’époque. Invoquer l’unité européenne en 1916, en pleine guerre et à une période où la propagande encourage la haine envers l’ennemi, est peu commun. Et pour cause ! Mais, si on replace les choses dans leur contexte, on peut comprendre les motivations des auteurs de la lettre de Fiquelmont.

Un message de paix et de fraternité

Un ton résolument antimilitariste

Car c’est là que réside toute la valeur du document. La lettre de Fiquelmont dénote par son ton résolument antimilitariste. A plusieurs reprises, les auteurs du message brocardent l’armée, ses dirigeants et les terribles conséquences de la guerre. Dès le premier paragraphe, Karl Wahl et ses camarades se plaignent de la « la pression militaire » qui pèse sur eux. Plus loin, il décrit avec poésie le lointain champ de bataille de Verdun qu’il voit depuis la ferme. Le champ lexical employé est intéressant : on y trouve les mots combats, cauchemars, rouge sang, nuit, fantôme. Et l’auteur d’achever le paragraphe en invoquant la paix.

Vers la fin de la lettre, Karl Wahl note « nous les soldats, nous ne partageons pas ces idées. Nous avons la guerre en horreur et nous souhaitons la paix ». Parfum de mutinerie, ode à la paix et à l’antimilitarisme qui laissent à penser que la lettre a été écrite dans le secret de l’amitié, loin des officiers et des supérieurs hiérarchiques. Le message s’achève sur deux éléments incontournables. La volonté de transmettre la réalité de la guerre aux générations futures d’une part et l’idée d’unifier les peuples d’Europe que l’auteur présente d’ailleurs comme « frères ».

Karl Wahl était visiblement un homme instruit. Peut-être avait-il lu certains auteurs du XIXème siècle, tel ce Wojciech Jastrzebowski qui, dès 1831, militait en faveur d’une Europe unie. Peut-être avait-il eu entre les mains une copie du discours de Victor Hugo dans lequel l’auteur des Misérables note « qu’un jour viendra où il n’y aura plus de champ de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées ». A moins qu’il n’ait lu l’article de M. G. Conrad, paru dans le journal Die Geselschaft et intitulé Wir guten Europäer (« Nous, bons européens ») ou encore la curieuse brochure publiée anonymement à Berlin en 1914 et intitulée Die Schopfung der Vereinigten Staaten von Europa (« La construction des Etats-Unis d’Europe ») ?

Dans tous les cas, il apparaît comme évident que l’auteur de la lettre de Fiquelmont était assez proche de certains groupes idéologiques et politiques de gauche qui, à la veille de la Grande Guerre, militaient activement en faveur d’un rapprochement entre les différentes puissances européennes et contre la marche à la guerre.

La lettre de Fiquelmont : un exemple pour les générations futures

L’histoire aurait pu encore s’arrêter là. Et pourtant, elle trouve un ultime rebondissement le 20 mars 2009. Ce jour-là, Fernand Boulanger cède, au cours d’une cérémonie émouvante organisée à la ferme de Fiquelmont, la lettre qu’il avait découverte quelques vingt-huit ans plus tôt. Un tel document devait, selon son propriétaire, avoir sa place dans un musée consacré à l’Europe. Après avoir démarché le Centre mondial de la Paix à Verdun et un institut bruxellois (qui, tous deux, refusèrent d’accueillir la lettre), Monsieur Boulanger se tourna vers le Centre européen Robert Schuman, à Scy-Chazelles. C’est à cet institut fondé dans le but de promouvoir le rapprochement entre les peuples européens, ainsi que les idées de Robert Schuman, que le précieux document a été confié. Aujourd’hui, il sert de support à une activité pédagogique destinée aux élèves de collège et de lycée. Particulièrement émouvante, cette activité consiste à présenter le document, le contexte de sa rédaction et de sa découverte avant de demander aux élèves de rédiger à leur tour une lettre, en forme de réponse à Karl Wahl et à ses camarades et dans laquelle ils peuvent leur expliquer que l’unité européenne se construit tout doucement. Une belle manière d’éduquer à la paix et de faire comprendre aux plus jeunes combien le passé est nécessaire à la compréhension de notre actualité.

Document exceptionnel aussi bien par son contenu que par son histoire mouvementée, la lettre rédigée le 17 juillet 1916 à Fiquelmont demeure, hélas, encore largement méconnue. Pour des raisons de copyright, le Centre européen Robert Schuman avait choisi de ne pas l’exposer jusqu’à présent. Incontestablement, la lettre mérite d’être connue du grand public. Elle devrait figurer dans les manuels scolaires de 3ème et inciter les élèves à réfléchir sur la paix. Faire connaître le message de Fiquelmont, le diffuser auprès des plus jeunes est en effet la meilleure façon de rendre hommage à ces six soldats qui, le lundi 17 juillet 1916, ont griffoné sur un morceau de papier un vibrant appel à la paix et à la fraternité, avant de l’enfuir dans une bouteille et de le laisser à la postérité. Une sorte de bouteille à la mer, dirons les uns. Jetée dans un océan de folie barbare. Pour dire au monde combien la guerre est vaine et stérile.

Rédigé par Kévin GOEURIOT

Historien de la Lorraine, écrivain et professeur d’histoire-géographie pour le Groupe BLE Lorraine.

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